Le livre numérique, depuis sa création, suscite beaucoup de polémiques car il bouleverse le fragile équilibre de la chaîne du livre. En effet, le numérique permet de se passer de n’importe quel acteur de cette chaîne, chacun s’efforçant donc de conserver ses intérêts. Les différentes discussions aujourd’hui cherchent à établir une nouvelle stabilité. Dans cet article nous nous concentrerons sur l’offre du livre numérique dans les bibliothèques municipales en France mais également en Amérique du Nord.
Où en est l’offre des bibliothèques aujourd’hui ?
Répartition géographique et collections
Il y a une flagrante différence d’utilisation en Amérique du Nord et en France. Les bibliothèques, aux Etats-Unis, sont 95% à proposer des ebooks aux Etats-Unis, 90% au Québec tandis que la France est encore loin de les égaler. En 2013, on estimait que seulement 1% des bibliothèques publiques proposent un fonds de livre numérique. Ces chiffres peuvent paraitre alarmants, mais il faut prendre un peu de recul vis-à-vis d’eux. En effet, la volonté d’offrir ce service est récente en France et la maturité du marché n’est pas la même (le livre numérique ne représente que 4,1% du chiffre d’affaire des éditeurs).
Il est intéressant de parler du contenu : que proposent les bibliothèques à leurs usagers aujourd’hui ? Le marché de niche, qu’est le livre numérique en France, laisse à penser que l’offre est pour le moment embryonnaire. On peut proposer des contenus sous droits ou libres de droit (avec Atramentra, Gallica ou encore Littérature audio.com). Dans les deux cas, on remarque que l’offre est hétérogène, de par la variété des opérateurs (auteurs, éditeurs, plateforme de distribution,…). Par contre, il faut savoir que pour le contenu sous droits, les bibliothèques françaises n’ont pour le moment accès qu’à 14% de l’offre commerciale disponible pour le grand public, ce qui est peu. Elle pourrait s’élargir dans le futur car l’offre est toujours en construction. De même, peu de titres récents ou de best-seller sont proposés, bien que cela soit en évolution. En effet, on est passé de 52% d’éditeurs versant des nouveautés à 71%. Pour les Etats-Unis, nous avons vu que le marché était plus développé, et la pratique du livre numérique en bibliothèque y est plus répandue. L’offre proposée est donc conséquente, bien que portant principalement sur la fiction (74% contre 26% pour la non-fiction). En 2014 au Québec, on constate que depuis le lancement du service Pretnumerique.ca, 600 000 emprunts ont été effectués dont 60 à 70% de romans.
Les types d’offres
Il existe trois types d’offres que les bibliothèques peuvent proposer à leurs usagers : le prêt de livre numérique via un bouquet, celui via les acquisitions et enfin le prêt de liseuses déjà chargées en contenu. Dans le premier cas, la bibliothèque paie un abonnement pour avoir accès au catalogue d’une plateforme (Numilog, CyberLibris, Iznéo pour la bande-dessinée ou encore Pulie.net) et le mettre à disposition gratuitement à ses usagers. Les ebooks sont empruntables pour une durée déterminée par la plateforme. En fonction des fournisseurs, les modalités varient. On peut avoir du streaming (en durée limitée), différents formats disponibles, du téléchargement avec chrono-dégradation, etc. Le contenu varie également, même s’il reste assez restreint. Ce type d’offre a été testé par les BDP et est prédominante aux Etats-Unis avec OverDrive.
Dans le cas des prêts de liseuses ayant un contenu, il y a deux options. La bibliothèque achète les liseuses préchargées. Ces ebooks peuvent être copié dans d’autres liseuses selon un nombre donné. L’inconvénient de cette solution c’est qu’elle prive les bibliothèques de leur rôle de prescription, n’ayant plus de sélection à faire. Si l’application de la deuxième solution, à savoir charger elle-même les liseuses, la débarrasse de ce désagrément, elle est chronophage car demande beaucoup de manipulations. L’avantage de ce système est que la bibliothèque peut passer par différentes sources : catalogues de librairies, sites de téléchargement (pour les œuvres libres de droit).
Le troisième cas sera développé ci-dessous, car c’est celui qui est privilégié au Québec et avec le prêt numérique en bibliothèque (PNB).
Comment fonctionne le PNB ?
Ce troisième type d’offre a deux objectifs : fournir une offre de livre numérique en bibliothèques mais aussi maintenir la position des autres acteurs de la chaîne du livre, notamment les librairies (exclues aux Etats-Unis). Les différents acteurs passent par un Hub, dont s’occupe Dilicom en France. Ce dernier est un intermédiaire qui permet l’articulation des divers acteurs de la chaîne du livre : éditeurs (fournissant le catalogue de livre), libraires (proposant les offres des distributeurs aux collectivités), les bibliothèques (les mettant à disposition) et enfin les usagers (pouvant télécharger ou lire en streaming). Il existe une légère entre la France et le Québec : une logique d’exemplaire. Comme en papier, lorsqu’un ebook est « emprunté » il devient indisponible pour le reste des usagers. En France, le prêt simultané lui a été préféré. Chaque collectivité est libre d’établir ses partenariats. Montpellier a choisi ePagine, Archimed et la librairie Sautemps tandis que Grenoble leur a préféré la librairie Le Square et BiBook mis en œuvre par De Marque-Feedbooks.
En France, ce service repose sur un texte signé en 2014 : Recommandations pour une diffusion du livre numérique par les bibliothèques publiques. Ce texte a pour but d’encadrer au mieux le développement de l’offre de livre numérique en bibliothèque, en tenant compte des intérêts de chacun (par exemple l’accès à l’ensemble de la production éditoriale numérique pour les bibliothèques, offre d’une rémunération équitable pour les auteurs).
Ce système a d’abord été déployé dans les médiathèques de Grenoble, Aulnay-sous-bois, Montpellier et Levallois avant d’être étendu notamment au réseau parisien. Il a été convenu tant par l’IGB que par CAREL qu’il faudrait attendre deux ans avant de faire une évaluation efficace du PNB (afin d’avoir le recul nécessaire). En attendant, les bibliothèques qui se sont lancées dans l’aventure mettent en avant les points positifs qu’elles ont retenus de l’expérience et répondent aux critiques. L’un des avantages est de permettre aux bibliothèques de mettre un pied dans le numérique, qu’on considère comme l’avenir. Tenter de le faire dès à présent, même avec des systèmes imparfaits, lorsque le marché est encore embryonnaire permettra de ne pas se faire devancer par de futurs offres commerciales (comme un abonnement à la Netflix). Rien n’empêchera de faire évoluer le système ou s’en servir de base pour d’autres développements. En outre, cela permet de garder une forme de légitimité auprès des tutelles et des élus, en plus de donner une image moderne de la bibliothèque aux usagers.
Un système vivement critiqué
Malgré les avantages que nous venons d’énoncer, après un an de fonctionnement, PNB ne fait toujours pas l’unanimité au sein de la profession et est vivement critiqué que ce soit par l’ABF, S.I.Lex ou encore SavoirCom1. Nous allons aborder point par point les critiques émises et les réponses données par les bibliothèques expérimentatrice de PNB.
L’une des premières critiques émises est celle du prix, crucial dans cette période de récession. On estime que le prix des livres numériques serait 15% plus cher que les livres papiers. D’autre part, la bibliothèque paye une licence d’utilisation, elle ne possède pas l’ouvrage. Ainsi quand la durée de la licence ou le nombre de prêt maximal est atteint, il faut racheter une licence. A cela, il faut encore rajouter le prix du développement d’une interface de gestion des emprunts. Deux constats découlent de cet état de fait. Tout d’abord, le prix que demanderait la mise en place du PNB et l’alimentation de l’offre risquerait d’augmenter la fracture numérique, les petites et moyennes bibliothèques ne pouvant se permettre ces coûts. Or se sont déjà 90% des villes de moins de 20 000 habitants qui ne proposent pas de livre numérique. Ensuite, les modalités des licences étant définies par chaque éditeur, les bibliothèques sont obligées de jongler entre les conditions d’utilisations et les différences d’accès auprès des usagers.
Les bibliothèques expérimentatrices y répondent en prenant l’exemple du Québec : le système y fonctionne depuis 4 ans. Si le modèle économique n’était pas viable, ce ne serait pas possible.
De plus, elles assurent « que les budgets sont totalement maîtrisés et permettent à la fois de développer l’offre avec de nouveaux titres et de racheter les titres qui ont rencontré un grand succès »(1).
Même si le prix est effectivement plus cher, il n’y a pas d’équipement à faire (gain de temps et d’argent) et les prêts simultanés sont un réel avantage, en particulier pour les nouveautés. Pour ce qui est de la fracture numérique, la plupart des fournisseurs de SIGB développe actuellement des modules de prêts intégrés, exit donc la plateforme spécifique.
Ensuite, le PNB, tel qu’il est aujourd’hui, ne permet pas d’assurer la pérennité des collections. En effet, en utilisant les licences d’utilisations, les bibliothèques ne possèdent pas les livres. Ainsi, si une bibliothèque ne renouvelle pas une licence, le titre disparaîtra du catalogue du jour au lendemain.
Enfin, les DRM sont un élément qui suscite beaucoup de polémiques pour plusieurs raisons. Déjà, parce qu’ils sont complexes à gérer et les professionnels craignent que cela soit chronophage et ne les empêchent d’accomplir d’autres actions comme la médiation ou l’accueil. Les bibliothèques expérimentatrices assurent que l’accompagnement des usagers n’est à faire que lors de la première utilisation. De plus, ils demandent l’installation et l’utilisation d’Adobe Digital Editions. Les DRM permettent à Adobe de collecter des données personnelles sur les usagers. Or la bibliothèque, étant un service public, est soumise à certains devoirs dont celui de protéger les données personnelles.
Certaines de ces critiques sont également applicables au système américain, montrant ainsi que les éditeurs et les bibliothèques ne sont toujours pas parvenu à une solution équilibrée dans leurs intérêts respectifs.
Quelles perspectives ?
Nous allons évoquer quelques pistes, choisies parmi de nombreuses. La première revient tout simplement à attendre les résultats de l’évaluation qualitative du PNB afin de pouvoir en voir les effets réels et peut-être les points à faire évoluer. Ce système étant déjà en place, il suffirait de réussir à l’adapter. Autrement, nous pourrions nous inspirer d’autres modèles étrangers.
Une deuxième piste serait que de nouveaux modèles soient inventer et tester par les bibliothécaires. C’est par exemple le cas de Thomas Fourmeux qui a mis en place ebookenbib.net, un espace consacré aux ebooks sans DRM. On peut ainsi y télécharger des packs thématiques jusqu’aux outils pour gérer ses collections numériques. Bibliobssession propose également différentes solutions pour prêter des livres numeriques sans PNB, notamment avec son exercice fictionnel où les bibliothèques seraient les freemium des éditeurs au même titre que Deezer ou Spotify.
Une troisième piste serait de poser un cadre législatif, qu’il soit européen (EBLIDA avec sa campagne « Legalize it ») ou français. En ce moment, une réforme sur les droits d’auteurs est en cours et envisagerait un droit de prêt du livre numérique à l’avantage des bibliothèques.
On attend également de savoir comment statuera la CJUE à la demande des Pays-Bas pour que le livre numérique soit considéré comme un logiciel (permettant ainsi l’épuisement des droits de marché et donc la revente d’occasion). Si cela fait jurisprudence, des voies pourraient s’ouvrir car si les bibliothèques achètent des livres numériques d’occasion, elles en deviendraient. Au niveau français, une proposition d’amendement avait été évoquée dans le cadre de la République numérique pour encadrer le prêt numérique en étendant la loi de 2003 concernant les documents papier. Cela permettrait de donner accès au 86% de l’offre d’ebook qui échappe actuellement aux bibliothèques.
Le PNB n’est pas sans avenir en bibliothèque. Comme tout système, il n’est pas parfait mais peut être amélioré, à condition qu’un réel dialogue s’engage en face à face entre les acteurs de la chaine du livre afin que chacun comprennent et intègrent les intérêts de l’autre. Comme à l’époque pour le papier, un juste équilibre doit encore être trouvé. Pour cela, les discussions mais aussi diverses expérimentations de modèles seront nécessaires.
Beurel Axelle
Master PBD
Pour aller plus loin
http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_01032466/fr/
http://the-digital-reader.com/wp-content/uploads/2015/10/LJSLJ_EbookUsage_PublicLibraries_2015.pdf